Il était deux fois Robert Nant
Robert Nant, 81 ans, est un homme élégant, père de deux filles d’un premier mariage, qui vit aujourd’hui sa retraite de représentant dans un appartement de Chambéry (Savoie) et file le parfait amour avec Andrée, sa seconde épouse. Robert Nant, 61 ans, est un vieux garçon bourru, célibataire, sans enfants. Un fumeur de roulées, la voix qui va avec. Il est agent d’entretien à Nancy, dans un foyer d’hébergement temporaire pour personnes en difficulté. Le second Robert Nant est peut-être, sans doute, le fils du premier, mais ni l’un ni l’autre n’en sont encore sûrs.
Mardi dernier, le tribunal correctionnel de Nancy, seul habilité à ordonner une expertise ADN, a donné son accord. Les deux Robert Nant vont faire une prise de sang. Ils seront officiellement fixés dans quelques semaines*. Dans l’attente de certitude, les deux hommes ne se sont pas encore vus. « Enfin si, l’autre jour, à la télé », dit Robert Nant, celui de Chambéry.
C’est une histoire romanesque qui commence dans les maquis et la Résistance. Elle se poursuit dans le drame, au camp de concentration de Buchenwald. La suite s’écrit seulement aujourd’hui, entre Nancy et Chambéry. C’est Robert Nant l’aîné qui commence le récit. On est au début de l’été 1944. « J’étais résistant, en fuite, on m’a conseillé d’aller me cacher chez un contact à Villefranche-sur-Saône. Là-bas, j’ai rencontré une fille. Je ne la connaissais pas, c’était une agent de liaison venue apporter un message. Le soir, on était hébergés dans la même chambre. Il y avait deux lits, mais on était jeunes alors… » Il sourit : « Elle est partie le lendemain, je ne l’ai plus jamais revue ». Sur la table devant lui, dans le bureau de son avocat, il y a une
du « Bob » de l’époque. Un beau ténébreux aux cheveux gominés qui pose mitraillette en mains, allongé devant une grange. Soixante ans plus tard, le sourire n’a pas changé. Plus séducteur que fanfaron. Bob, comme on l’appelle aujourd’hui, a du mal à se souvenir de cette fille. Il pense qu’elle se prénommait Paulette. Sans certitude. D’autant qu’à l’époque, explique-t-il, on utilisait souvent un faux nom ». De Paulette, on saura simplement qu’elle avait les cheveux longs, et certainement blonds. Dans son récit, Bob ne s’étend pas plus sur lui-même. Il ne dit pas pourquoi il devait alors se cacher. Quelques jours plus tôt, le 21 juin, il avait réussi une évasion plutôt culottée du siège de la milice lyonnaise. Après avoir volé l’uniforme du soldat allemand qui le gardait, il était tranquillement sorti par la grande porte. Déclenchant la colère noire d’un de ses vieux camarades de classe devenu son tortionnaire : Paul Touvier, alors chef de la milice lyonnaise. Bob en est déjà à sa seconde évasion, il est recherché. Arrêté une première fois en 1943, après avoir réussi à subtiliser la totalité des fichiers de la milice de Chambéry, il avait été libéré par ses camarades dans une spectaculaire embuscade.
De tout cela, et des autres faits d’armes qui s’alignent serrés sur les deux pages du CV que distribue son avocat, il ne dit quasiment mot : « J’ai perdu dix-sept amis pendant cette période. Après la guerre, je n’ai plus eu envie de parler de tout ça ».
A la Libération, Bob a su par des camarades que la fille aux cheveux longs avait été arrêtée et déportée : « Finalement, comme tant d’autres ». Bob se marie peu après. Deux filles naîtront de cette union, en 1947 et 1950. Il refuse de s’engager en politique. Travaille comme représentant en chemiserie. Oublie la fille aux cheveux longs.
Robert Nant, le jeune, naît neuf mois plus tard, le 19 mars 1945, dans une annexe du camp de concentration de Buchenwald. Mais il n’en saura rien avant son acte de naissance administratif, en 1963. Cette année-là, raconte-t-il, juste avant son service militaire, « une assistante sociale a plaidé ma cause devant la 13e chambre correctionnelle du tribunal de Paris. Je ne sais pas quels arguments elle a trouvés, mais j’ai eu ma carte d’identité. Pour moi, ça ouvrait les portes du travail, du logement. Ca m ‘a permis de voler de mes propres ailes ». Son avocate, Laurence Charbonnier, présume que le tribunal a pris sa décision sur la base d’un « acte de naissance qui a dû être dressé par le consulat de France à Berlin, grâce aux archives allemandes ». Sa mère, qui n’est jamais revenue de Buchenwald, a donné à l’enfant un nom dont les archives ont gardé la mémoire.
C’est un tournant dans la vie du jeune homme, qui vient d’avoir 18 ans : « Il y tient, à sa carte d’identité, remarque l’avocate. Quand un journal la lui a demandée pour la photographier, il s’y est cramponné ». Car jusque-là, Robert Nant le jeune vit près de Lyon dans une famille de douze enfants, « dans des conditions assez tristes », commente l’avocate. « On ne sait pas qui étaient ces gens, s’il y avait un lien familial ou pas. On ne sait rien, poursuit Laurence Charbonnier. Il les a quittés définitivement en 1961, à la mort du père de famille, qui est décédé dans ses bras de la maladie des mineurs. Il était sûr que l’homme n’était pas son père. La femme, il avait des doutes mais sans plus, parce qu’elle le traitait de « bâtard » parfois… Je lui ai appris la semaine dernière que ce n’était pas sa mère ».
1975. Robert Nant le jeune vit à Nancy. Il est chauffeur poids lourds lit régulièrement la presse : « Si je n’ai pas mes journaux avec mon café et ma cigarette le matin, ça ne va pas ». Le 25 octobre, il tombe dans « France Soir » sur un article traitant de l’affaire Touvier. On y parle d’un Robert Nant, dit Bob, éminent résistant. Robert Nant de Nancy prend sa plume : « Je me suis dit que nous étions peut-être parents », écrit-il. La lettre se termine par ces mots : « Permettez-moi, si je me suis trompé dans le rapprochement que j’ai pu faire, de vous dire merci et surtout de continuer la lutte que vous avez entreprise, car elle vaincra un jour ! » « J’ai envoyé une lettre, c’est tout raconte-t-il aujourd’hui. Je ne pensais pas que c’était mon père. Un oncle, un cousin peut-être, qu’est-ce que j’en savais ? Je n’ai pas eu de réponse, tant pis. Je n’ai pas insisté ».
A Chambéry, Robert Nant l’aîné reçoit une feuille recto verso à l’écriture incertaine où on lui demande « par hasard » s’il ne serait pas « un membre de la famille ». « Tout m’est revenu à cet instant, l’histoire avec cette femme, le fait qu’elle aurait été déportée, tout correspondait » explique Bob. Sur l’en-tête de la lettre, il y a l’adresse d’un hôtel à Strasbourg. Le père virtuel prend sa voiture et se rend sur place. L’hôtelier lui explique que Robert Nant est parti. Mais qu’il a laissé des affaires et qu’il repassera. Bob laisse les coordonnées de son domicile. Robert Nant le jeune appelle quelques jours plus tard. Il tombe sur l’épouse de Bob. Le couple est en instance houleuse de séparation et le résistant ne connaîtra l’existence de cet appel que des années plus tard.
« J’ai cru qu’il n’avait pas voulu donner suite. Mais, pourtant, je ne pouvais pas oublier cette lettre ». Soutenu par Andrée, sa nouvelle femme, Bob demande à des copains policiers et gendarmes de faire des recherches. En vain. Il finit par contacter un enquêteur privé. Il y a un an, au printemps 2006, celui-ci lui annonce qu’il a retrouvé celui qu’il cherchait. Robert Nant affirme aujourd’hui qu’il n’a jamais cherché qui était son père. Dit qu’il avait même oublié avoir, il y a trente et un ans, posté une lettre à ce Robert Nant de Chambéry. Pourtant, le 6 août 2006, quand il reçoit une lettre de Bob, il n’est pas surpris : « Je m’y attendais. Ce n’était pas une nouvelle. Je m’y attendais depuis quarante ans. Je m’y attendais par rapport à ce que j’ai vécu vers 14-15 ans, les brimades, tout ça. Je me disais que ce n’était pas mes parents et qu’un jour peut-être il y aurait un déclic. Et puis voilà, le déclic est arrivé le 6 août 2006. Sous réserve des analyses d’ADN, bien sûr ! Je ne veux pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué… »
Robert Nant le jeune dispose de peu de moyens financiers. Grâce à son employeur, il peut téléphoner à Chambéry. Robert Nant l’aîné se souvient : « On a discuté. J’ai découvert quelqu’un qui n’avait pas eu une existence facile ». Robert « fils » donne à son père supposé quelques détails sur sa famille adoptive. « Je ne sais pas grand chose de lui finalement, c’est compliqué » admet Bob. Mais il n’a pas vraiment de doutes sur sa paternité. Le nom, la date de naissance de Robert, neuf mois après la nuit à Villefranche…
Robert Nant père veut être sûr du lien de parenté avant de procéder à une reconnaissance officielle de paternité. Il en fait « une question d’honneur ». « C’est un acte lourd, car cela a des conséquences importantes, notamment en termes de succession » précise Olivier Fernex de Mongex, son avocat. Robert Nant de Chambéry dit déjà « mon fils » en parlant de Robert Nant de Nancy. Il explique que ça énerve ses deux filles et son ex-femme, qui ne voient pas d’un bon œil l’arrivée probable du fiston dans le giron d’un héritage pourtant tout à fait modeste. Il ne s’en préoccupe guère. Il est heureux : « C’est une belle chose qui m’arrive, même si elle m’arrive tard ».
Robert Nant le jeune est moins disert. De ses sentiments, il ne livre rien : « Je suis là, je vais toujours au travail et j’attends les résultats des tests ADN pour savoir où l’on va. Cette affaire, ça ne m’empêche pas de dormir, de manger, de fumer. Rien n’a changé, à part les journalistes qui me cassent les pieds ! Je ne me dis rien, j’attends… Et là, je verrai ce que je ferai. Mais quoi que je fasse, je reste respectueux de ce qu’a fait ce monsieur pour la France et je le remercie. »
A distance, Bob a compris que Robert fils est un homme fragile. Les deux hommes n’ont pas planifié de rencontre. « Il découvre tout. Il faut que je l’entoure parce qu’il est seul, seul, seul… »confirme Laurence Charbonnier, l’avocate du plus jeune des deux.
* En mai 2007, les résultats de l'ADN révèleront qu'ils n'ont finalement aucun lien de parenté (!)